Confessions d’un urinoir
Mêlant humour et érudition, Teodoro Gilabert livre une délicieuse autobiographie du fameux ready-made de Marcel Duchamp.
En 1917 à New York, la Société des artistes indépendants refuse d’exposer l’urinoir du Français Marcel Duchamp qui fait scandale. Cent ans plus tard, l’objet prend la parole pour raconter son destin exceptionnel, de sa naissance dans une manufacture de Trenton, New Jersey, à sa découverte par une petite fille alors qu’il est abandonné sous une pile de livres, au fin fond d‘une brocante, depuis des décennies…
Auteur de quatre romans, d’une biographie romance d’Yves Klein (Outremer 1311, Arléa, 2013) et d’une thèse sur la géographie de l’art contemporain en France, Teodoro Gilabert mêle ici respect de l’histoire de l’art et liberté de la fiction pour donner vie à un urinoir hypersensible dans son réjouissant Fontaine, autobiographie de l’urinoir de Marcel Duchamp. Il se met avec humour à la place du fameux ready-made, imaginant ses états d’âme avec un plaisir communicatif.
Car son narrateur de faïence est susceptible, et pétri de questions existentielles. Il pose un regard candide sur le monde, qu’il va tenter de déchiffrer dans une grande solitude – et terriblement frustré de ne pouvoir s’exprimer, alors qu’il comprend deux langues ! C’est donc placé aux premières loges qu’on suit sa trajectoire et ses interrogations. « Marcel s’est emparé d’un pinceau et d’un pot de peinture noire et a écrit R. Mutt 1917 sur ma faïence blanche près du trou d’arrivée d’eau.Il me signait. » L’objet devient dès lors œuvre d’art, mais se vexe : R.Mutt n’est que la déformation du nom de son usine – la J.L. Mott Iron Works Company – et une allusion au personnage d’une bande dessinée populaire… De plus, il ne sera pas exposé : seule la photo prise par Alfred Stieglitz témoigne de son existence. La Fontaine originale a en effet disparu, et ce sont des répliques – ses « frères et sœurs » – qui hanteront les musées des années plus tard… L’urinoir, qui a l’esprit de famille, rêve d’ailleurs d’une grande réunion où tous retrouveraient leur père Marcel.
Lectures de Freud
Teodoro Gilabert l’imagine donc oublié dans une brocante, cache sous une montagne de livres. Avide de connaissances, il dévore notamment Sigmund Freud qui lui offre quelques pistes de réflexions sur son identité sexuelle – est-il mâle ou femelle ? – et sur son rapport à son père – pourquoi était-il si jaloux des ébats de ce coureur de jupons, auxquels il assistait malgré lui ? Mais le temps est long, les générations se succèdent, lecture et radio ne suffisent bientôt plus à ce pauvre ready-made qui attend d’être redécouvert…
Teodoro Gilabert pose sur l’univers de l’art contemporain un regard documenté et malicieux. Mais l’humour de son bref Fontaine n’empêche pas l’empathie. Rapide et directe, son écriture reflète la sincérité touchante de l’urinoir, cet enfant abandonné qui rêve de reconnaissance… Une fable audacieuse et réussie.
Anne Pitteloud, Le Courrier de Genève, 26 janvier 2018
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