Au-delà des mers
John Taylor est né à Des Moines (Etats-Unis) en 1952. il s’installe en France en 1977 où il se consacre à l’écriture. Il collabore au Times Literary Supplement et est l’auteur d’un grand ouvrage en trois tomes sur la littérature française (« Paths to Contemporary French Literature »). Sept livres de lui sont désormais traduits en français. Le dernier, Hublots, donne une nouvelle dimension à l’œuvre et accentue l’inquiétude métaphysique qui la parcourt.
Elle se développe ici sous forme de poésie plus cosmique que de paysage. Mais elle n’a rien d’évanescente puisqu’il s’agit de « cercler / teinter / ce qui est / un vide blanc » et de retenir la lumière de l’existence. Les interventions plastiques (peintures) de Caroline François-Rubino donnent à l’autre « côté » du « Hublot » (ronde mâchoire à fleur de l’eau) un bleu plus brumeux et délicat.
Le geste pictural lié à celui du poète fait le jeu du dehors et du dedans au sein d’indices d’effacements partiels. Un invisible latent devient alors perceptible de manière bien plus pertinente que dans tout type de réalisme. L’ouverture ronde du hublot souligne par irruption une réalité avec tous les doutes que sa vision suscite jusqu’aux « éclaboussures de nuit » et « l’envol / d’oiseaux inconnus ».
Le texte reste aussi l’exemple parfait d’un travail capable de montrer comment se fabrique, par le point de convergence du hublot, le rapport que nous entretenons avec le réel selon nos effets de perspective. Taylor qui semble brouiller les pistes inscrit de fait une vision plus juste, aidé en cela par l’intrusion de la peinture. Ainsi conçu, Hublots pousse à un questionnement qui n’est plus simplement « de surface » jusqu’à un effacement final où les mots comme l’image vacillent.
Jean-Paul Gavard-Perret, septembre 2016, sur le site Le Littéraire.com
« Voir derrière le hublot des mondes inconnus »
On pourrait sans difficulté relire une partie de la littérature française (pas seulement, mais soyons modestes) à partir du thème de la fenêtre, passage entre le dedans et le dehors. On se souvient du duc de Nemours voyeur, la nuit, de son aimée dans La Princesse de Clèves, et de l’invitation de Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, à découvrir l’intime, également la nuit : « Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle » (« Les Fenêtres »). Aussi souvent la fenêtre ouvre sur le public, parfois l’inconnu, et l’on pense à la prison de Fabrice, aux Fenêtres de Mallarmé, à Emma Bovary, etc. Paul de Roux, à Paris, regardait de sa fenêtre le mouvement des nuages, la lumière, pour relire un poème d’Apollinaire : « Tu soulèveras le rideau. Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre. (…) La fenêtre s’ouvre comme une orange. Le beau fruit de la lumière ». Le hublot est aussi une fenêtre, d’un genre particulier puisqu’elle n’est pas ouverture sur un dehors public.
Que voit-on ? Toujours : la mer, les infinies variations de l’eau, crêtes et creux des vagues, et ce qui s’y trouve : une île, un autre bateau ; ou, à l’approche de la terre, une falaise. Selon le moment, les formes changent, nettes sous le soleil, indistinctes, troubles, devenant confuses, s’effaçant presque avec la brume ou le soir venu ; les couleurs se transforment, du gris le plus profond au bleuâtre. Tous ces mouvements disparaissent avec la nuit et seuls les mots peuvent restituer cette absence et, tout aussi bien, ce qui est imaginé, qui prend aussi diverses formes.
C’est surtout cet imaginaire construit dans l’espace du hublot que peint Caroline François-Rubino. Ici pourra-t-on reconnaître la mer et ses mouvements, là le ciel et ses transformations selon l’heure, la saison, mais toujours les nuances et les arrangements du bleu qui laissent toute latitude pour inventer tous les paysages possibles. Ces peintures suggèrent que l’on peut, en laissant errer le regard, voir derrière le hublot des mondes inconnus, ce que dit le poème : il y a, aussi, une fenêtre pour revisiter le temps,
Le hublot / de la mémoire
cercler / teinter de bleu / ce qui est / un vide blanc
Poèmes et peintures conversent, se répondent, d’une certaine manière se commentent ; l’utilisation de la seule couleur bleue est en accord avec le caractère condensé des poèmes en anglais, fort bien adaptés en français. Ce lien très fort entre image et texte donne au livre une unité que non pas toujours les « livres d’artiste ».
Tristan Hordé, novembre 2016, sur le site Libr-critique
et aussi
Le très bel article d’Alain-Girard-Daudon dans la revue 303, n° 145, mars 2017 : Fenêtres sur mer
La chronique de Serge Martin-Ritman sur son blog, septembre 2016
Entre mer et montagne : des Hublots et de Boire à la source, entretien croisé Caroline François-Rubino et John Taylor sur le site Terre à ciel, octobre 2016