l’œil de l’éditeur

A contre-jour, la nuit : avis de lecteurs

 » J’ai lu avec énormément de plaisir A contre-jour, la nuit (…) Le roman est lumineux, généreux, ouvert. Les autres, le lecteur, l’être aimé et disparu bien sûr, mais l’autre en général y est l’objet d’attention, de curiosité, d’affection. La lumière au reste y occupe une grande place. Elle éclaire aussi le style, aéré, spontané. Et puis j’y ai retrouvé le Taïwan que j’ai tant aimé. Un grand merci pour ce livre. « 

 » C’est étonnant comme le sujet du deuil est abordé aussitôt, puis contourné, pour n’être abordé frontalement qu’à la toute fin. Mais ce n’est pas vraiment un évitement, c’est un chemin de traverse : il faut passer d’abord par les esprits d’autres disparus, par les vies antérieures de personnes quasi inconnues de soi, par le mythe ou la croyance (la fiction), avant d’oser aborder la disparition qui compte, celle qui guide le voyage, le manque qui pousse à écrire. « 

 » J’y ai vu une véritable œuvre, un plein travail, un livre entier. j’y ai lu une Odyssée et une Iliade : une tentative d’ouverture dans la première partie et un face à face réussi dans la seconde. « 

 » C’est très beau. Il y a des intonations un peu proustiennes dans ce livre. Une intense mélancolie en tout cas. C’est un beau récit sur le temps qui passe, sur ce qui n’est plus, la jeunesse perdue (dirait Modiano), les amours mortes. La langue est élégante et soignée. C’est aussi un récit intime, une confidence presque. « 

Les peintures gourmandes des Gourmandises

Que dit chaque peinture composée par l’artiste Nicolas Lambert pour illustrer et accompagner le savoureux texte de Françoise Moreau, Des gourmandises sur l’étagère ? Impressions et notes rapides.

Page 15. La nappe est dépliée. Ce n’est pas un festin, juste un déjeuner sur l’herbe. Manger grassement et apaisé. « Les deux corps imposants ouvrent un angle gourmand sur la nappe blanche. » Déjeuner en paix pour Marie-Gabrielle et Odilon.

Page 25. La voiture jaune et décapotable de luxe. Fonçant à travers la campagne, Berthe, leur fille, étale un autre monde. Monde de l’argent et de la volupté, mais le calme n’y est pas. Tant de précipitation vers le lieu du repas. La voiture va trop vite pour le rapprochement secrètement désiré. « Elle n’a jamais eu le temps. »

Page 37. « Berthe, Berthe, Berthe » à la une des magazines. Beurk, beurk, beurk, croit-on entendre. Déposée là sur une couverture papier glacé, la pose forcée, le corps déformé, les habits trop larges. Couleurs de la mode, de la tendance du moment, « la mort en habit de parade ». Loin de l’enfance (cf page 47).

Page 47. La charlotte est moelleuse, gaie, vivante. « Leur couleur déjà vous met en bouche l’enfance, ou la douceur, ou l’épicé, ou le délicat. » Alors que le gâteau semble très sucré, la légèreté est là, loin du poids de la séparation des parents d’avec leur fille.

Page 57. Le gâteau roi. Le Betsy cake. Il ressemble à une couronne, éclatante, orgueilleuse. Pour la tête de Berthe. C’est « un petit gâteau très léger », lit-on, le cadeau de la réparation.

Natalia Gontcharova, libre d’écrire

Le sujet de la liberté est au cœur de la lettre que Natalia Gontcharova écrit à son mari, Alexandre Pouchkine. Lettre fictive que Cathie Barreau nous adresse comme une ode à l’amour et au désir.

Au-delà de l’aveu d’une femme blessée d’être mal aimée (« Tu ne t’es pas soucié de moi ou, du moins, tu t’es occupé de moi comme un homme s’occupe de ses biens : il faut en jouir et les conserver près de soi. »), Natalia G. exprime une profonde colère. La plainte contre un mari célèbre qui a revendiqué sa liberté (« Tu te voulais libre, tu l’écrivais, tu le criais. ») sans entraîner dans le même élan son épouse. « Il me manquait une chose : la liberté. Pas la même que la tienne, pas celle d’aller et venir dans le monde comme une courtisane. »

L’incompréhension est là : quand l’un pense plaisir immédiat, l’autre espère attention et regard : « Aurais-tu alors regardé dans mes yeux ? Tu y aurais vu de quoi traverser le miroir. » Le constat est sans appel : « Je n’avais pas envie de toi, parce que ton sexe ne me donnait rien qui pût me prouver que j’étais un être libre et vivant. »

L’amant rencontré, l’homme des promenades, « jamais il n’a poussé mes mains ou ma bouche vers son désir ». C’est dans l’exaltation du sentiment amoureux que naissent le vertige, la sensualité et la découverte du plaisir. « J’étais libre et inventive », dit alors Natalia G.

La liberté ultime est de l’écrire. Pas seulement dire les faits et libérer sa parole, mais plus encore, affirmer les mots en décrivant sensiblement l’intime. S’affranchir des codes et parvenir à la poésie du désir amoureux. Et du silence : « La liberté de rester seule, de laisser grandir en moi l’écoute des arbres et des oiseaux, des rues et des visages ; en silence. »

«Je suis cet homme à vous pareil et dissemblable»

Couverture de Je suis cet homme, fiction suprême de Bernard BretonnièreDans ce troisième texte anaphorique de Bernard Bretonnière publié par L’œil ébloui, le poète interroge ce qui fait notre singularité et notre universalité.

« Je suis cet homme en délicatesse avec lui-même », « Je suis cet homme qui sourit pour ne pas chuter », Je suis cet homme… 210 fois répétés pour tenter d’épuiser la vision que le poète a de l’humain. Une longue liste prenante, envahissante, troublante, qui dresse le portrait de l’Homme en l’homme ou en la femme que nous sommes.

Quel est le je qui s’exprime ici ? Le seul poète qui énonce ses doutes et sa fragilité ? Un narrateur inconnu qui se dévoile  ? Ou cette femme, ce proche, ce passant, cette rencontre ?

À moins que vous ? Ne vous reconnaissez-vous en ce personnage qui « n’y comprend plus rien », « dont les enfants seront les juges », « qui s’arrange avec le ridicule » ? Moi, oui. Je suis bien « cet homme agacé par les hommes », « qui pleure après ses énergies brisées », « qui rêve de partir seul sans bagages ». Pas tout à fait celui « qui survit à l’arraché », pas vraiment « celui qui se demande s’il a jamais donné ». Quoique. Si, un peu, oui tout de même. Dans cet ensemble, je ne suis pas tout, mais je m’y retrouve. Je me reconnais.

« Je suis cet homme est-il moi ? » interroge Bretonnière. Là est probablement la fiction suprême. Le mystère de l’écriture de l’Homme à la fois unique et soi, mais plus ou moins pareil à l’autre et, peu ou prou, la somme des deux.

[décembre 2020]

françoise moreau mène l’enquête

Oublié dans la rivière, le dixième roman de Françoise Moreau, revient sur la découverte en 1841 d’un jeune homme noyé dans le Don, une rivière de Loire-Atlantique.

Ce n’est pas la première fois que le thème de la recherche de vérité est le sujet d’un roman de l’écrivaine. Déjà, dans Eau-forte, son grand succès et son tout premier roman, c’était la quête identitaire de François que le lecteur suivait et découvrait à travers les révélations sur sa naissance. Ici, dans Oublié dans la rivière, c’est l’enquête sur les mystères de la mort d’un paysan qui fonde le récit.

Comme dans Eau-forte, c’est à partir de silences et de non-dits que toute la trame se met en place. Mais cette fois, c’est l’auteure-narratrice qui prend les choses en mains. Pas grand-chose à se mettre sous la dent : un patronyme et des faits vagues non prouvés. « C’est mince pour commencer une enquête » déplore l’écrivaine se remémorant quelques bribes de phrases lancées par sa grand-mère.

Mais qu’est-ce qui est le plus jubilatoire ? Retrouver dans les archives l’acte de décès, creuser la généalogie familiale et révéler quelques timides traces de vérité, ou construire, comme dans une fiction, tous les cheminements de la pensée dans le labyrinthe de l’imagination ? À coup sûr, le plaisir de raconter l’emporte. Certes, il y a recherche, mais ce sont la rumeur, la supposition, la déduction suspicieuse qui alimentent la matière du roman.

« On se fait le film ? » interroge la narratrice. De la légende familiale naît le récit. On n’aura pour seule révélation qu’« un coupable présumé ». Maigre pour réparer l’oubli, mais immense pour un roman quand tout n’est que littérature.

[avril 2020]

il n’y a pas de photographies dans photos de famille

Éric Pessan feuillette son album intime. Un dévoilement tout en pudeur, qui affleure l’image, sans la montrer.

En narrant des souvenirs fragmentés, dans un temps passé indéfini (« j’ai un curieux usage du temps »), l’écrivain se raconte. L’album est un miroir où l’on se projette, comme  le creuset de la mémoire, là où tout se dit et se révèle.

L’écrivain parcourt les photographies et semble réenvisager sa vie. À travers le souvenir déformé, étiolé, parcellaire, les photos nous réinventent. Un travail sur l’absence, l’oubli, l’éphémère pour constituer, au bout du compte, une image de soi, dont on ne sait pas si elle est fidèle ou fictive : « on est le dernier à se reconnaître. »

En exergue, Pessan cite Michaux: « Qui laisse une trace, laisse une plaie. » Reprendre la photo, la récrire, c’est aussi dire et réparer les blessures. Aussi, dans ce recueil, on trouvera des évocations du petit enfant au visage empâté, des amis perdus, des silhouettes de filles entraperçues, des paysages qui laissent planer les mystères…

Grâce à un subtil jeu de mise en abyme, les dessins de Delphine Bretesché, çà et là, accompagnent les poèmes de l’auteur. Non pour représenter le texte qui dit la photo, mais, plus librement, pour évoquer un lieu ou un objet par un trait en noir et blanc, plus ou moins précis, voire effacé.

La photo est bien omniprésente dans Photos de famille, mais si elle n’est pas visible, c’est qu’il est si difficile de la dévoiler : « J’éprouve toujours la plus grande difficulté à regarder la photo de l’enfant que j’ai été. »

[mars 2020]

le cahier d’écriture de marie-hélène bahain

Dans La Marelle, le lecteur avait quitté la petite Hélène après sa première année d’école. Il la retrouve six ans plus tard, à l’entrée du collège. C’est le temps du Cahier bleu.

A cinq ans, malgré le dépaysement et l’éloignement de ses parents, Hélène était curieuse de tout, s’émerveillant du moindre événement. Certes déjà craintive, mais elle grandissait et apprenait à vivre, enchantée.

Dans Le cahier bleu, fini l’euphorie, place au doute. « Elle est peureuse, affreusement peureuse, elle promène sa peur partout elle va. » La gamine n’en est plus une. Son corps change, les émois des filles de son âge la perturbent, elle découvre les interdits. Elle se sent comme impuissante face à la tristesse de son père et au monde complexe des adultes. Tout de même, avec aplomb, elle ose la révolte dans l’institution catholique.

Heureusement la lecture. Son imaginaire s’affole et éveille ses sens. Et l’écriture dans le précieux cahier pour se trouver et se ressourcer dans des mondes parallèles. « Elle invente, elle est au centre d’elle-même. Le préau n’est plus gris, froid et sombre, mille vies l’habitent et débordent sur la morne cour où peine un tilleul chétif. » Le théâtre surtout. Dans la comédie de la vie, elle théâtralise ses peurs pour mieux s’en affranchir.

À la fin de La Marelle, on suivait la procession fleurie de la Fête-Dieu où tout est éblouissement. Là, au moment où l’été revient, les interrogations foisonnent. « Et les autres, ceux qui ne sont pas heureux, papa qui ne l’est plus, ils vont où. On en fait quoi. » « Pourquoi la crainte étouffe-t-elle le désir. » Sans point d’interrogation, pas de réponse attendue. Ou alors dans le cahier bleu.

[août 2019]

de l’art amusé de la curiosité

Une nouvelle fois, Bernard Bretonnière nous liste ses obsessions. 1112 fragments anaphoriques commençant par « ça m’intéresse de savoir » ou « ça m’amuse de savoir ».

Un livre sur la connaissance, alors ? Pas exactement. « Une petite encyclopédie curieuse et amusante de l’art et de la vie », sous-titre malignement l’auteur de Pas un tombeau. « Je suis curieux de tout », insiste-t-il. Tout événement, aussi futile fût-il, prête à intérêt. Le petit geste du quotidien, le fait anodin vu, lu ou aperçu, la chose vécue, l’histoire méconnue, inconnue, ou plus rocambolesque. Rien n’échappe à l’œil malicieux du poète-énumérateur, comme le surnomme François Bon.

Une curiosité de tous les instants et Bretonnière encyclopédie sa vie, rassemble tout, ne laisse rien passer, ne veut rien oublier, à la manière de ces collectionneurs qui gardent le moindre petit bout de ficelle ou de papier. La vie est faite de ces infinités de détails qui touchent aussi bien le quotidien, l’aventure que l’art et la création. « Je suis fait de tout ça », semble-t-il nous dire.

Et ce « tout ça », cette somme d’infimes connaissances, certes intéresse ou amuse, mais, plus encore, émeut, scandalise, désespère, enchante, contrarie… Autant de repères, de traces pour chercher le sens de l’humain, donc de ce que je suis. Ça peut même rendre heureux, nous chuchote, non sans ironie, l’auteur à la fin de son inventaire.

[juin 2019]

chronique d’une femme mélancolique

Le récit d’un échouage sur le Rhône est vécu à travers le regard tout autant lucide que mélancolique d’une femme.

Après la magie des calanques, la beauté colorée de la Camargue, le souvenir amusé d’une échoppe à Martigues, quatre amis poursuivent leur escapade sur un fleuve « plein de bonté » où pourrait se produire une belle aventure. « Le Rhône referme ses eaux jaunes sur d’insidieuses vengeances. » Mais l’événement attendu n’est pas celui espéré. Pas assez d’eau et l’on assiste à un banal échouage.

« Le bateau n’avancera plus ». La narratrice en est déçue. L’échouage est « contraire au stéréotype de la catastrophe ». La vie s’arrête et c’est l’attente. Comme dans les romans de Gracq, l’attente, étrange et trouble, devient l’enjeu de la narration. Dans un temps où plus rien ne se passe, les protagonistes balancent entre l’ennui, le rêve, l’espoir déçu, le rire aussi car rien n’est grave, mais « le bateau immobile au milieu du Rhône nous interdit toute pensée aventureuse ». Qu’attendre vraiment ? « Pas de délivrance puisque nous ne sommes pas réellement prisonniers. » Difficile alors de savoir où se joue le drame, nous interroge la narratrice.

Cette dernière est cette même femme (Nora Mitrani) qu’évoque Dominique Rabourdin dans sa postface. Un rien mélancolique, « calmement désespérée », mais libre d’être.

[juin 2019]

tout est vivant dans le rêve d’hokusai

le rêve d'hokusaiA partir de la célèbre postface des Cent vues du mont Fuji du peintre japonais Hokusai, Jean-Paul Andrieux et Marc Bergère nous livrent leur propre lecture.

Jean-Paul Andrieux, l’écrivain, analyse, fouille, décortique, le texte d’Hokusai. Il essaie de comprendre le sens profond de la démarche artistique du peintre, toute en perpétuel mouvement, toujours en progrès. Saisir à quel moment, à quel âge, « la ligne de l’animal sera animal, la ligne de l’herbe sera herbe ». Plus exactement encore, saisir quand « la ligne de la vie sera vie, que la ligne sera vie, que le point sera vie ». En jouant avec les mots d’Hokusai, Jean-Paul Andrieux rentre au cœur même de l’interrogation du peintre qui, par tâtonnements, cherche la vérité de son art.

Malignement, le peintre Marc Bergère répond à la traduction – ou l’interprétation – d’Andrieux par des motifs autres que ceux connus d’Hokusai, d’autres formes, d’autres lignes et d’autres couleurs. Qui donne la vie à l’autre ? L’écrivain au peintre en lui apportant la matière ou le peintre à l’écrivain en lui offrant ses traits et toute sa palette de couleurs vives ? « Alors, au moment de la mort, tout sera vivant », dit le poète. Tout est vivant à l’instant même de l’écriture et de la peinture semble ici lui rétorquer l’illustrateur.

[janvier 2019]

avec dorota walczak, les lettres prennent corps et deviennent légères

Ce n’est pas un abécédaire comme les autres que nous offre l’artiste belgo-polonaise. Celui-là vient d’un cœur tout autant sensible que rebelle.

Quelle est cette jeune femme, toute en lettres, qui se dévoile à nous ? Il y a beaucoup d’insolence et de sensualité en elle. Le C soulève sa jupe, le L fait un drôle de poirier, le Q montre ses fesses, le U est sirène… Ainsi sont ses formes délicates magnifiquement dessinées par l’artiste à partir d’un bout de branche de groseillier (sic).

Mais que sont les mots derrière ces silhouettes ? Joviaux, surréalistes, sonores, cocasses, ils nous racontent les petites histoires d’êtres tendres et gracieux  : l’artiste attristé, Hallucine qui hallucine, le JE qui joue la « comédie des jalousies », Nicolas le nuageux, la moule immorale (hou !), le T beau… Tout est sujet au trouble et à l’émoi.

Que ces lettres trouvent place dans la collection pœsie de L’œil ébloui, rien de plus normal. Elles nous amusent, nous éblouissent par leur esprit sincère et profond, et nous font vraiment de l’œil.

Et nous, lecteurs, « zélés jusqu’au zeste ou désespérés, (…) nous sommes poètes. »

[octobre 2018]

l’urinoir, un objet très usuel digne d’être le héros d’un roman

Dans son Dictionnaire abrégé du surréalisme,  André Breton définit le ready-made comme un « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste ».

Un urinoir est récupéré par un artiste, Marcel Duchamp. Il le recueille, le collecte pour en tirer parti. Il lui donne un titre (Fountain), une date (1917), le signe, même anonymement (R.Mutt), le détourne sommairement de sa forme originale (un retournement de 180°), donc de son usage premier. Puis il le présente à un salon d’artistes. C’est une œuvre d’art.

Voilà 100 ans que la Fontaine de Duchamp a disparu, qu’elle n’existe que grâce à ses répliques et une photo unique d’Alfred Stieglitz, la seule preuve de son existence. Et voilà qu’elle réapparaît sous l’aspect d’un personnage de roman et qu’elle nous dit tout. Tout ce que vous avez voulu savoir sur elle (elle, la fontaine, lui, l’urinoir) sans jamais oser le demander.

Comment définir alors la transformation du ready-made lui-même en un objet parlant qui relate sa propre histoire et ce, dans un livre imprimé ? Un livre hommage, assurément.

[janvier 2018]

les questions faussement innocentes de gilles baudry

C’est quoi une question innocente ? Une question naïve ? Idiote ? Inoffensive ? La question que pose les enfants et qui renvoie parfois aux choses simples ? Ou celle qui, sous son apparente candeur, nous ramène au désir de comprendre le quotidien, les événements ou le mystère de l’existence ?

Que nous apprennent alors les questions innocentes de Gilles Baudry ?

Sans réponse, elles savent nous dire l’inquiétude : Comment se tenir compagnie quand on est seul ?, témoignent de la beauté du monde : Les nuits blanches sont-elles l’insomnie de la neige ?, expriment la subtilité et l’ambiguïté du langage : Propriété privée de quoi ? Sentier battu par qui ?, interpellent l’imagination  : A quoi songe le rêve ? Vers quoi tendent les racines ? De quoi s’émeuvent les feuillages ? ou, très malignement, posent la question de la question : Puisque vous me soumettez à votre question, quelle réponse voudriez-vous entendre ?

A force d’être posées, elles ne semblent plus questions. La question est et ne dit rien d’autre que le questionnement. Elles affirment – avec certitude ? – que l’interrogation est déjà le savoir et la poésie.

[avril 2017]

hublots, « un univers enclos dans un cercle parfait »

Avant d’être des poèmes de John Taylor écrits en anglais (Portholes) et traduits par sa femme Françoise Daviet, Hublots, ce sont d’abord des peintures.

L’artiste Caroline François-Rubino se trouve dans une maison de pêcheur sur une île de la mer Égée. Les murs sont percés de hublots et dessinent un monde nouveau qu’elle essaie de reproduire.

John Taylor voit aussitôt un parallèle : un voyage décisif entrepris quarante ans auparavant, son départ au crépuscule, la traversée durant toute la nuit et puis la journée du lendemain, avant l’arrivée sur une île inconnue.

Les poèmes composés en dialoguant avec ces dessins évoquent les appréhensions, les espoirs et surtout les questionnements du poète pendant ce voyage qui va changer sa vie.

Il interroge ce qu’il aperçoit à travers l’ouverture : les îles-montagnes, les falaises longées de près, la brume, le soleil soudain et surtout ces « impressions fugaces, ombres mouvantes du pourtour et points lumineux » dont parle Caroline François-Rubino pour décrire ses propres perceptions quand elle composait ses hublots. « Un univers enclos dans un cercle parfait », ajoute-elle.

À travers les Hublots se rencontrent deux voyages parallèles, dans la réalité et dans la création, qui explorent pour le poète comme pour l’artiste le lointain et le proche, l’extérieur et l’intérieur, le soi et la nature, la perception et la persistance d’une impression.

[septembre 2016]

l’évocation des dits de nantes

[Évocation 1] Les Dits de Nantes auront-ils leur place dans le patrimoine littéraire de la cité des Ducs ? Je m’amuse de cette interrogation en les imaginant aux côtés de La forme d’une ville de Gracq.

[Évocation 2] « Aussi magiquement mélancoliques que les clichés sépia d’antan, ces capsules temporelles ont également, parfois, toute la tristesse discrète de certaines œuvres de Jacques Demy » écrit Franck Redois dans Presse-Océan. Assurément, la référence au réalisateur d’Une chambre en ville plaira à Françoise Moreau. Voir la dédicace.

[Évocation 3] Amie de Françoise Moreau, Marie-Hélène Bahain se souvient : « Ah ! Les cars Drouin qui menaient certains d’entre nous vers nos pensionnats ou la ville, la traversée de Nantes, Pirmil, Decré et Les Dames de France, la vie serrée autour de nos clochers, le vignoble et ses dimanches… »

[Évocation 4] Bernard Bretonnière, sur le site de Mobilis, évoque la « belle écriture de Françoise Moreau ». « Belle, élégante, savoureuse et délicate dans l’ironie légère, un brin nostalgique ici, qui se plaît à retrouver des mots et des expressions surannés (…) en réveillant une mémoire nantaise teintée de douce mélancolie. Une écriture particulièrement attentive aux détails et aux êtres, singulièrement aux petites gens. »

[Évocation 5] Hasard du calendrier ? Au moment où sortent Les Dits de Nantes, paraît Vinyle face B, aux éditions Diabase, un nouveau récit de Françoise Moreau. En lisant le second, on se dit que le premier serait comme la face A d’une petite musique du siècle dernier.

[janvier 2016]

l’ardoise magique, ou la permanence de l’écrit

l'ardoise magiqueL’œil ébloui propose une réédition du dernier écrit de Georges Perros, jamais publié en format livre.

Gaëlle Guillamet-Metz, qui relate la genèse de l’édition dans l’ouvrage, présente le texte ainsi : « L’ardoise magique a une place spéciale dans les écrits de Perros : ce texte relate, dans une continuité narrative rare chez lui, son cancer du larynx dont la récidive lui coûtera la vie le 24 janvier 1978.

Il raconte les étapes « obligées » du parcours du malade : la découverte de la maladie, les premiers examens et diagnostics, l’opération à Paris, le traitement aux rayons et la tentative de rééducation à Marseille, enfin le retour à Douarnenez et la vie d’après.

Cette narration autobiographique, à la fois lointaine et intime proche du roman-poème d’Une vie ordinaire, conserve toute sa force et son actualité car elle porte à son point d’incandescence la question qui n’a cessé d’obséder Perros : celle de la valeur de la parole. » (in revue Europe n° 983, mars 2011)

Parler autrement dit Bernard Noël dans sa postface : « Perros, quand il devient l’homme qui parle avec une ardoise, n’a plus d’autre choix que d’écrire ce qu’il parle. Il expérimente ainsi à la fois l’expression et son effacement comme le fait la parole sans que nous en ayons conscience. Il note que, face à ses visiteurs : « Écrire devient nécessaire. Ce qui risque de m’en dégoûter. On verra. » »

Tout le paradoxe de L’ardoise magique est là : perte de la parole, effacement de la trace sur l’ardoise, et, en même temps,  permanence de l’écrit, pérennité de l’œuvre, encore plus lorsqu’il s’agit d’une réédition.

[décembre 2014]

ni lettre au père, ni papaoutai

Pas un tombeau, Bernard BretonnièrePas un tombeau de Bernard Bretonnière n’est ni le Papaoutai de Stromae ni la Lettre au père de Kafka. Un autre chemin suivi dans cette « suite de proses rapides pour dire un père ».

Bernard Bretonnière dresse un portrait haut en couleurs, et porte un regard bienveillant (mais sans concession…) à travers les souvenirs, petites choses, manies, tics de langage, travers, marottes, humeurs et caprices paternels. A la monotonie du « mon père » qui ouvre chaque fragment répond une vivante et tendre énumération oscillant entre le grave et la drôlerie.

Ce père tellement présent, on le découvre autant à travers le regard de l’enfant que celui du fils devenu adulte, ou de l’adulte devenu père lui-même. Toutes ces empreintes et traces laissées peignent un homme fort, qui impose, bon vivant, parfois attachant, d’autres fois beaucoup moins, un homme scruté, montré, détaillé dans toute sa diversité kaléidoscopique.

Cette image est forcément vraie tant l’obsession de dire et de dire juste, ne peut laisser place à la tricherie. Ceci n’est pas un tombeau, car ce père(sonnage)-là est et restera éternellement vivant dans l’histoire du fils. Une belle manière de le (re)trouver, ou de ne pas le perdre, selon.

[mars 2014]

Avec Le flacon, Jean-Paul Andrieux livre un récit troublant et sensuel dans un monde finissant.

le flacon jean-paul andrieuxTout est dans le à peine dit, le susurré, l’évocation de l’éveil des sens, de la confusion des regards, tout est dans le détail d’un souvenir, l’ébauche d’une réminiscence, un geste à peine esquissé, une musique, un portrait, un parfum… La relation entre Madame (qui est tellement madame dans la maîtrise apparente de soi, dans le raffinement, l’ordre imposé par la société) et le colonel (qui est tellement colonel dans son apparat d’officier, sa rigueur, son expérience, sa situation) est délicieuse, en apparence douce et très sensuelle, mais qui, par les détails évoqués, juste suggérés, est une passion que l’on devine brûlante, désespérante, quasi-destructrice.

Ca se passe un mardi, le jour de Mars. La guerre, avant qu’elle n’enlève le soldat, est au cœur de cette journée. Une guerre sournoise entre deux êtres qui se frôlent, se cherchent, s’admirent, paradoxalement sans jamais s’affronter. Guerre contre la retenue, faire semblant sans faire semblant, se dire sans vraiment se parler, trois mots parce qu’il est interdit d’en dire plus, mais dire quand même, malgré tout, guerroyer contre sa condition, contre les bienséances si contraignantes, s’en écarter à peine, être toujours à la limite de l’interdit, sans la franchir. (…) Guerre contre l’amour impossible dans une société aseptisée.

En même temps qu’une histoire se déroule sous nos yeux, faussement tranquille, perturbante, dévastatrice, une autre se joue, pas vraiment parallèle, mais curieusement imbriquée : ces deux-là ne sont pas seuls dans une vie qui s’achève.

Drôle (le mot est juste !) de société. Nous sommes le mardi 5 mai 1914. La date est terrible : c’est la fin d’un monde, d’une époque, d’un art de vivre. La guerre est à venir, ouvrant un siècle tout autant ravageur et cruel, mais un autre siècle, différent. Une guerre sociale, sournoise elle aussi, mais de plus en plus visible, commencée à la fin du XIXe siècle et qui trouvera son apogée plus tard. Ici, le ridicule des situations. Grande bourgeoisie qui a déjà beaucoup perdu (les désastres…) et qui, là, devant nos yeux, se fait harakiri ! Dans un décor vieillissant mais encore somptueux, des dames (…) nous donnent un ballet de sottises, d’inepties, de vanités : le grotesque dans le romanesque. Précieuses ridicules ? Femmes faussement savantes ? Petits esprits, idées réactionnaires, gardiennes de traditions vaines. Fellini n’est pas loin, Renoir non plus : décadence de Rome, décadence des privilèges : les règles du jeu se dérèglent.

Et puis, il y a Joséphine… Étonnante de grâce et de gratitude. C’est son regard qu’on suit dans les dédales de la journée, de sa chambre de bonne au vestibule en passant par la chambre sacrée de madame. Que d’événements partout, qu’elle frôle avec fraîcheur et honnêteté. Autant les événements obscènes que ceux les plus enchantés. Obscénité des grafitti, des dames de compagnie, des discours entendus et surannés. Grâce des mets, des habits, des soins de Madame. Amour senti, ressenti, compris, vu, respecté, accepté. Plus que servante, plus que confidente, elle est le fil qui relie, qui entretient le passage, qui unit, qui marie (Marie !). Bâton de parole, relais entre, ange. D’autant plus beau personnage que sa relation quasi-filiale avec sa maîtresse, très charnelle (sensuelle ?), brise les chaînes.

Loin des mégères du salon d’à côté, Joséphine est une messagère. Messagère de Mars ? Une mission qu’elle ne connaît pas lui est confiée, elle la réalise avec une grande servitude. Elle jette le trouble, s’oubliant elle-même pour mieux rendre service. Belle abnégation – et humilité – dans laquelle le roman trouve toute sa beauté et sa lumière.

[juillet 2013]

marelle, flacon et maritimes

la marelle marie-hélène bahainAssociation peut-être absurde de mots, cadavre exquis ! mais avec les articles le, la, les, un dénominateur commun : les trois premiers titres de L’œil ébloui.

Dans l’œuvre de Marie-Hélène Bahain,  après Sept jours moins toi et Je ne serai pas m., récits où la difficulté de communication plombe le désir de vivre, La marelle vient comme une bouffée d’oxygène. Avec Hélène, dont l’âge est à peine celui des premiers souvenirs, la vie semble à chaque instant nouvelle et toute exploration, minutieuse et émerveillée, ouvre la porte à tous les possibles. Fragments d’instants d’une année initiatique, avec juste la teinte de naïveté qu’il faut, et aussi quelques cicatrices.

Avec Le flacon, Jean-Paul Andrieux offre un récit où l’on suit les troubles de la passion dans une société en déclin. Tout est dans le à peine dit, le détail d’un souvenir, l’ébauche d’un geste, une musique, un portrait, un parfum… La relation entre Madame et le colonel, en apparence délicieuse, est une passion que l’on devine brûlante et destructrice. En même temps que cette histoire se déroule sous nos yeux, une autre se joue, curieusement imbriquée : ces deux-là ne sont pas seuls dans une vie qui s’achève.

Quant aux Maritimes, j’en sais seulement que l’œil ébloui est bleu.

[avril 2013]