J’ai vécu enfant dans une sorte de mythologie dont la fondation était l’idée que cette période préparait l’avenir, qu’elle était une sorte de moment où je devais accumuler le maximum de forces, de compétences, d’éléments de compréhension pour être un adulte fluide, solide, armé jusqu’aux dents, paré à toute éventualité. Mais comme l’a écrit et récemment encore formulé sur un plateau de télévision Edgar Morin, avec un éclat dans l’œil où se mêlaient l’ironie et le tragique, la vie est une suite d’événements qu’il est impossible de prévoir, et cela est encore plus valable disait-il pour les événements historiques, climatiques, sanitaires. Et devant l’écart de l’enfance et du réel de notre vie d’adulte, la surprise en effet atteint parfois le niveau de la sidération. C’est sur ce chemin de vertige, avec le goût qu’il a des structures anaphoriques, des répétitions scandées, des ateliers d’écriture à contraintes, qu’Eric Pessan, usant du réseau comme lieu expérimental, s’est engagé. Chaque paragraphe de ce livre d’étonnement et de décalage, qui dit le fossé qui sépare nos générations des suivantes et notre génération de notre propre génération, commence par « Rien dans mon enfance », avec de multiples variantes (comme « ne laissait présager », « ne m’a mis en garde contre »). Non qu’il y ait ici un « C’était mieux avant » mais plutôt un « bon sang, c’est allé très vite et rien ne se ressemble ». C’est à cette vitesse qu’introduit ce livre qui superpose le point de vue de l’écrivain, du père de famille, du dessinateur, du dramaturge et celui de l’enfant : « Rien dans mon enfance ne certifiait que la vie quotidienne serait parfois un acte de résistance ». Ou encore « Rien dans mon enfance ne m’aurait laissé penser qu’en 2020 me manqueraient les garçons de café qui vous font la gueule… ». Ou encore: « Rien dans mon enfance où il fallait mémoriser le poème par coeur et le réciter sans buter, ni trop vite ni trop lentement, pour avoir une bonne note, ne m’a permis de comprendre ce qu’est la poésie, et encore moins de l’aimer. » Les fragments de ce livre, dédié à Delphine Bretesché, dessinatrice et poète récemment disparue, sont de petites formes poétiques, justement, pré-romanesques, dont on peut trouver écho dans son Don Quichotte, autoportrait chevaleresque (Fayard, 2018), mais aussi des capsules temporelles, de radeaux de mémoire, des colères suspendues, des joies inattendues. C’est un plaisir de retrouver sur le papier (édité avec soin par L’œil ébloui) ces concentrés de conscience, suivis d’un petit silence typographique où viennent se glisser nos propres étonnements songeurs.
Luc Vigier, post facebook, 3 juin 2022
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Et aussi :
Note de lecture de Stéphane Lambion sur le site Poezibao, 1er juin 2022